de Juan José Saer, traduit par Laure Bataillon, couverture de Nicolás Arispe,
aux éditions du Tripode
17€
« De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel.»
Un texte comme on n’en lit plus, comme on n’en écrit plus, un véritable trésor littéraire comme on en croise rarement dans une vie. Dès les premières lignes, et jusqu’à la dernière, on ne peut que s’éblouir de ce style insensé, de cette langue perdue, sacrée, empreinte de puissance et qui, abyssale, se constitue sésame pour le lecteur, et explore avec lui ses origines jusqu’aux tréfonds de son identité.
Inspiré d’un fait historique avéré, ce roman raconte le destin étonnant de ce petit mousse qui en 1515, prend la mer et quitte l’Espagne en direction du Rio de la Plata. A peine débarqué, l’équipage se fait massacrer par des Indiens. Unique survivant, le jeune espagnol va passer dix années au sein de cette tribu anthropophage, avant d’être rendu à son monde et tenter de le ré-apprendre, ou peut-être simplement d’apprendre à le comprendre.
Dans la lignée de cette tradition espagnole post-coloniale de l’exploration du mythe du « bon sauvage » et de « l’homme civilisé », partant d’une expédition réelle pour la transformer en fiction, Juan José Saer insiste sur ces échanges entre nature et culture, inné et acquis, sur l’apprentissage de la découverte de soi qui passe par la découverte de l’autre, de l’étranger, et notamment de son langage, toujours indicateur d’une certaine vision et perception du monde. Il s’agit de percer les apparences. Procédant d’une démarche quelque part très saussurienne, le lecteur est impliqué par l’auteur et par le narrateur, l’un par sa langue (on peut d’ailleurs saluer ici le travail inouï de la traductrice), et l’autre l’invitant à explorer le langage afin de remonter jusqu’à ses origines et comprendre sa condition d’être humain. La langue et le langage étant en perpétuelle mouvance, la réalité de chacun n’est donc jamais figée, on ne peut que percevoir des points de vue fugitifs qui impliquent une remise en question permanente de l’humanité et de la réalité.
Un livre magnifique, entre réalité fantasmée, fable et roman d’apprentissage, qui déploie une richesse littéraire, anthropologique et mythologique assez exceptionnelle.